Urbanisme – “La privation de l’espace public nous l’a rendu sensible et désirable”

Dans quel espace public souhaitons-nous vivre ? Chantal Deckmyn, architecte et anthropologue, livre son analyse et ses préconisations pour une ville plus accueillante, vis-à-vis notamment des plus vulnérables d’entre nous, les sans-abri. Entretien.

Quelle place les SDF ont-ils dans l’espace public ?

Les SDF ne sont ni un groupe ni une classe sociale, ils subissent des conditions de vie particulières, ce qui peut arriver à n’importe qui, à vous comme à moi… Plus on essaye de répondre à leur situation par des équipements spécifiques – les centres d’hébergement d’urgence, par exemple, ou encore les camions douche – plus cela les enferme dans leur situation.

Le mieux est d’agir sur leurs conditions de vie, et donc sur l’espace public et, ce faisant, on améliore la qualité de vie de tout le monde. L’espace public n’existe pas autrement que dans son rapport avec l’espace privé, et nous vivons un aller-retour entre les deux. Les SDF, eux, sont cantonnés à l’espace public. En y étant constamment surexposés, ils voient leur espace de vie réduit à une seule face. C’est quelque chose que l’on ne peut pas imaginer tant qu’on ne l’a pas vécu.

Comment la crise sanitaire a-t-elle modifié notre rapport à l’espace public ?

L’espace public est fait de matérialité. La privation de l’espace public que nous avons connue a rendu cette matérialité sensible et désirable. Cette matérialité de l’espace, c’est important d’en jouir physiquement comme de notre milieu naturel. On pourrait espérer qu’on en prenne soin et qu’on lui accorde plus d’attention.

Or c’est l’inverse qui se passe, notamment avec le basculement dans l’ère numérique. C’est en quelque sorte le digital contre le tactile. Pendant le confinement, nous avons expérimenté à fond le télétravail, au point que s’est développé l’usage, qui fait froid dans le dos, du néologisme « présentiel », comme si le virtuel devenait la règle.

La désaffection de l’espace matériel menace directement la vie commune, le partage et la démocratie. Ensuite, le confinement et les règles sanitaires nous ont privés du côtoiement. Dans la rue ou à une terrasse de café, on peut être ensemble sans être obligé de se regarder, dans une coprésence. C’est un espace citoyen et respectueux. Se trouver en présence des autres, c’est une façon d’être en rapport avec soi-même et de confirmer la continuité de son identité.

Vous dites que l’espace public s’est réduit ; de quelle façon ?

Les échelles de la ville se sont multipliées, une parcelle d’aujourd’hui peut être des centaines de fois plus grande que celle des années 50. La rénovation urbaine crée des parcelles privées démesurées, et les seuls espaces publics qui subsistent sont des espaces de circulation entre elles, pas des espaces de partage. Il y a aussi ce que l’on pourrait appeler l’espace institutionnel et celui-ci a tendance à gagner du terrain. Ce peut être, par exemple, une zone résidentielle ou un centre commercial. C’est un enclos qui est découpé à l’emporte-pièce dans l’espace urbain, qui est monofonctionnel et qui est régi par sa propre loi.

C’est-à-dire ?

L’espace public appartient à tout le monde, il est régi par la loi de la République, à laquelle chacun peut se référer. L’espace privé est le lieu de la coutume familiale, des rapports de force interindividuels, des relations affectives, etc. L’espace institutionnel n’est ni à quelqu’un ni à tout le monde, il n’est à personne. La loi de la République y est supplantée par un règlement intérieur, celui des résidences, par exemple. Ce que font les règlements sécuritaires et sanitaires, avec les marquages au sol, la vidéosurveillance, l’interdiction des rassemblements, les distances imposées ou l’obligation de porter un masque, c’est qu’ils institutionnalisent l’espace public et le dénaturent. Sans compter que l’on ne sait pas ce qui peut advenir de ces règles par la suite, peut-être vont-elles se durcir… En tout état de cause, elles réduisent d’ores et déjà le champ de la loi républicaine et rendent difficile l’attachement aux lieux et le sentiment d’appartenance à une ville.

Comment préserver ce que vous appelez l’hospitalité de l’espace public ?

L’espace public nous accueille et nous éduque. C’est un espace dont l’accès est gratuit, un espace dans lequel on rencontre l’autre, ce qui nous permet de développer la tolérance et la curiosité de l’autre. D’après le sociologue Erving Goffman, « les offenses y sont réparées ». Si je fais un faux mouvement et que je heurte une personne, je la prie de m’excuser. On y apprend la politesse ; comme dit Goffman, « on y bénéficie d’une forme d’inattention polie », ce qui garantit à la fois notre liberté et notre légitimité à être là. Pour préserver ce caractère d’hospitalité, il faut faire avec la ville comme avec la nature. Il faut savoir observer, apprendre à la connaître, la laisser grandir et la protéger. Ne pas faire preuve d’arrogance. Il faut comprendre le génie du lieu et le respecter.

Propos recueillis par mneltchaninoff@cfdt.fr


Manuel pratique pour une éthique de la ville

Aménager l’espace public dans un souci d’éthique et de fraternité : tel est le projet de cet ouvrage intitulé Lire la ville, manuel pour une hospitalité de l’espace public (à paraître en septembre aux éditions La Découverte), à la fois manifeste et manuel pratique. Au fil des vingt-deux entrées thématiques, l’auteure met en lumière les enjeux sociaux et anthropologiques de la construction de l’espace public. Elle y détaille un certain nombre de propositions, soulignant l’importance des rues, des rez-de-chaussée, des fontaines, des kiosques multiservice, des toilettes, des bains publics et des bancs, que les collectivités retirent au nom de la sécurité, voire remplacent par du mobilier urbain anti-SDF. Il s’agit là selon elle d’une «punition collective» qui heurte le sens commun et va à l’encontre de l’effet recherché. De nombreuses illustrations émaillent l’ouvrage, mine d’idées pour les nouvelles équipes des collectivités locales.